CHAPITRE III

 

 

Assis sur le Trône de Fer, l’empereur Charliss, dans sa tenue d’apparat en velours, supportait le poids de la Couronne du Loup et ignorait les bavardages des courtisans, préférant observer leurs vaines tentatives pour cacher leur nervosité.

Extérieurement, cette cour ressemblait à n’importe quelle autre. Commérages, libertinages, négociations, trahisons, confidences – les nobles fortunés exécutaient leurs « danses », comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux.

Aujourd’hui, ils essayaient de s’accrocher à leurs beaux habits et à leurs accessoires coûteux. Mais les coups d’œil inquiets qu’ils jetaient vers le trône, leurs gestes empruntés et l’hystérie audible dans leurs murmures trahissaient leur véritable état d’esprit. La cour avait toujours été célèbre pour la richesse de ses costumes, mais les courtisans étaient de moins en moins nombreux à se soucier d’afficher leur opulence… Un signe qui ne trompait pas : leur esprit et leur énergie étaient ailleurs. Ils avaient peur, si bien qu’ils ne prenaient plus le temps d’inventer de nouvelles modes ou d’impressionner l’ennemi avec leur fortune.

En contrebas de l’estrade où se trouvait le trône, les gens exécutaient les figures de style exigées par le rang et la coutume. Mais Charliss était conscient de chacun de leurs faux pas. Ils étaient deux fois moins nombreux que d’ordinaire. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ceux qui avaient pu se réfugier dans leurs domaines étaient partis, même si la Saison ne faisait que commencer.

C’était contraire à la coutume. Les nobles qui prétendaient à la fortune et au pouvoir ne quittaient jamais la cour en hiver. L’été, ils rentraient chez eux. L’hiver, quand la neige coupait les routes, ils prenaient leurs places à la cour et s’engageaient dans des intrigues à n’en plus finir, pendant que leurs subordonnés s’occupaient de leurs affaires. Ceux qui avaient des enfants à marier les amenaient pour les montrer. Et ceux qui étaient en quête de plaisirs trouvaient leur bonheur au palais. Seuls les solitaires ou les rabat-joie restaient cloîtrés pendant la Saison.

Mais pas cet hiver.

Quand la première tempête avait balayé l’Empire, anéantissant presque toute la magie sur son passage, l’Empereur avait été furieux, mais pas vraiment alarmé. Pareille prouesse avait dû exiger une puissance considérable, et il ne s’attendait pas à ce que son auteur puisse recommencer de si tôt. Evidemment, elle avait détruit tous les Portails, leur moyen fondamental de transport, mais ils avaient été aussitôt reconstruits. La tempêté avait eu des inconvénients, rien de plus.

Charliss n’avait pas douté un instant que les mages de l’Empire répareraient les dégâts et se vengeraient des inconscients qui avaient osé s’attaquer à eux. La punition qu’il leur réservait servirait de leçon à tous ceux qui avaient été impliqués de près ou de loin dans cette affaire.

Sans avertissement, la seconde tempête avait frappé. Cela avait semblé en contradiction avec toutes les lois de la magie que Charliss connaissait. Puis il y en avait eu une troisième. Et d’autres encore, les intervalles se réduisant en même temps que la puissance des tempêtes augmentait.

Les courtisans n’étaient peut-être pas au courant des dégâts subis par l’Empire, mais ils avaient mesuré l’impact des tempêtes sur leurs vies. Les feux magiques qui chauffaient leurs maisons et leur eau ne fonctionnaient plus. Les lumières, également magiques, avaient dû être remplacées par des bougies et des lanternes. Même au Château À-Pic, les repas étaient servis en retard, et souvent froids. Il était désormais impossible de se faire ouvrir un Portail pour rentrer chez soi. Heureusement, il y avait assez de serviteurs pour compenser un peu l’inconfort, mais tout juste. Ceux qui n’avaient pas un besoin pressant de rester à la cour, et qui avaient eu l’intelligence de comprendre ce qui se passerait si les conditions se détérioraient encore, avaient trouvé un moyen de la quitter.

Désormais, pas question d’invoquer la magie sans s’épuiser à ériger des boucliers – et chaque fois qu’une nouvelle tempête passait, ils étaient si abîmés qu’ils requéraient des réparations intensives. Les transports étaient au point mort et les communications sporadiques – au mieux. Certaines constructions utilisant la magie statique s’étaient effondrées. Chaque désastre engendrait plus de peur et de panique, et provoquait parfois des morts.

Ce n’était pas les seuls effets physiques des tempêtes magiques. Des zones entières avaient été transformées au point de ne plus être reconnaissables. Les oiseaux migrateurs étaient perdus. Dans la capitale et les provinces alentour, des plantes urticantes aussi hautes que des hommes poussaient dans le sol ou la pierre, et des Manes étranglaient les chevaux pendant la nuit. Des carcasses de créatures qui ne ressemblaient à rien de connu prouvaient que les tempêtes transformaient leur monde en un lieu chaque jour plus terrifiant.

Tous ceux qui avaient pu regagner leurs terres avaient filé. Chez lui, un courtisan était sûr de ne pas manquer de nourriture. Et beaucoup de domaines n’employaient pas encore la magie pour se chauffer ou s’éclairer. Étrangement, ceux qui n’avaient pas eu les moyens ou le temps de moderniser leurs installations étaient aujourd’hui privilégiés. À la campagne, il y avait des monstres en liberté, mais les plus prévoyants avaient compris que la vie dans la capitale pouvait devenir encore plus dangereuse. Combien de temps avant que n’éclatent les premières émeutes ?

Charliss regarda ses courtisans et son visage, d’ordinaire indéchiffrable, trahit son agacement. Il se demanda s’ils mesuraient à quel point leur existence pouvait devenir périlleuse. Sans doute pas, car beaucoup étaient des imbéciles. Il avait entendu une femme dire : « Je suis ici pour oublier le monde extérieur. Je me fiche de ce qui se passe dehors. J’ai des choses plus importantes à penser… Il y a les bals, et j’ai cinq filles à marier ! »

Pendant que cette femme exhibait ses filles, le monde extérieur disparaissait. Elle avait beau se voiler la face, cela n’y changeait rien. Déjà, les provinces extérieures avaient proclamé leur indépendance. Charliss ignorait ce qu’étaient devenues les forces basées sur place. Certains soldats avaient réussi à regagner l’Empire. Les autres s’étaient peut-être ralliés aux indépendantistes… Mais il était plus probable qu’ils se soient fait massacrer. Récemment, il avait dû admettre que son vaste et puissant empire avait un défaut fatal. Il contrôlait toutes les menaces venant de l’intérieur, mais il n’était pas préparé à lutter contre des perturbations extérieures comme ces tempêtes magiques.

Au sein de l’Empire, les transports et les communications étant revenus à un niveau primitif, les institutions tombaient en ruines plus vite qu’il ne pouvait les restaurer. La nourriture était un problème majeur. Il en arrivait encore dans la capitale, livrée par des fermiers et des charretiers, mais les distances et le mauvais temps compliquaient de plus en plus le ravitaillement. Les prix des denrées périssables montaient en flèche, suivis par ceux des articles de première nécessité – mais plus lentement, car Charliss avait ordonné de mettre les stocks impériaux sur le marché pour limiter l’inflation. Dans certaines villes, des émeutes avaient déjà éclaté à cause de la nourriture… et il avait dû envoyer ses troupes les écraser.

La plupart des domaines se suffisant à eux-mêmes, l’approvisionnement n’y était pas un problème. Et la plupart des nobles avaient leur milice privée. Si un seigneur était un bon administrateur, il obtenait plus de coopération que de compétition entre ses gens. Dans le cas contraire, eh bien, tant pis pour lui.

Il y avait également eu des émeutes dans les villes dont les aqueducs, maintenus par la magie, s’étaient effondrés, les privant d’eau. Charliss avait pu empêcher la divulgation de cette nouvelle, mais il ignorait combien de temps il serait capable de cacher les émeutes provoquées par le manque de nourriture. Quelles que soient les circonstances, les mauvaises nouvelles se répandaient plus vite que les bonnes.

Ce n’était pas le poids de la Couronne du Loup qui lui donnait la migraine, mais celui de l’infortune.

Pourquoi suis-je l’empereur à qui tout ça arrive ? Pourquoi ce désastre n’a-t-il pas attendu que je sois mort ?

Les événements avaient un effet bizarre – comme s’il n’y en avait pas déjà assez – sur les citoyens de l’Empire : des cultes aberrants apparaissaient un peu partout. Chaque village semblait avoir son prophète, et tous prédisaient la fin du monde tel que les Impériaux le connaissaient. Les cultes avaient chacun leurs rites et proposaient tous les comportements humains possibles et imaginables comme 1’« unique » moyen d’être sauvé. Certains prêchaient l’ascétisme, d’autres la débauche. Certains priaient un Dieu unique, d’autres voyaient une divinité dans chaque phénomène naturel, voire chaque chose – animée ou inanimée.

Les plus malsains expédiaient leurs fidèles se faire dévorer par les monstres dans l’espoir d’apaiser le « dieu » qui les avait envoyés. Naturellement, ça n’avait aucun effet, sinon calmer – temporairement – la faim d’un monstre particulier. Inutile de dire que ces cultes-là ne duraient jamais très longtemps. Les fidèles finissaient par abandonner leurs chefs… ou par les livrer aux monstres.

Ces cultes n’inquiétaient pas Charliss, même si certains, ayant recruté des mages non formés, ou mal formés, gagnaient très vite en puissance. Ses mages s’en chargeaient. Ses subordonnés – des militaires, généralement – s’occupaient des autres urgences quotidiennes. Ces derniers temps, sa seule préoccupation était son bien-être et sa propre survie. Depuis plus d’un siècle et demi, il dépendait de la magie pour maintenir les sorts qui le gardaient en vie. Or, elle n’était plus fiable.

Il se pouvait qu’il meure plus tôt que prévu – il avait déjà eu plusieurs alertes sérieuses. Si une chose ne devait pas se savoir, c’était bien celle-là.

Beaucoup de ses courtisans étaient des mages, et il se demandait à quel point il serait tentant pour l’un d’eux de profiter de sa faiblesse. Il ne se faisait aucune illusion sur leur loyauté. Deux sortes de personnes évoluaient dans le Grand Hall : celles qui restaient par stupidité, et celles qui flairaient une bonne occasion. Ces dernières étaient infiniment plus dangereuses que les autres, et il ne l’oubliait jamais.

Charliss avait pu préserver son existence en gardant des boucliers autour de lui, mais pour y parvenir, il avait besoin de plus en plus de mages plus ou moins médiocres. Et il perdait un peu plus de terrain à chaque tempête. Même ses mages ignoraient son état.

Jusque-là, il avait réussi à cacher son secret à tout le monde. Ses courtisans semblaient ne s’être aperçus de rien. Mais bientôt, un individu plus observateur que les autres découvrirait la vérité. Alors, la panique qui régnait en ville soufflerait sur la cour – à moins que Charliss ne contrôle tout le monde. Mais comment le pourrait-il quand le peu d’énergie qui lui restait devait servir à renforcer ses réserves déclinantes ? Il sentait les événements lui glisser entre les doigts, et ça le mettait dans une rage aussi noire que futile.

Mon empire se désintègre. Bientôt, je n’en aurai plus. Je devrai m’estimer heureux s’il me reste un royaume… une cité… ou un souffle de vie.

Mais il ne se désespérait pas – c’était bon pour les faibles, pas pour le porteur de la Couronne du Loup. Il était tellement en colère qu’il devait trouver un exutoire… ou se consumer.

Cette idée le frappa comme un éclair. Il savait qui blâmer de cette situation, et sa rage se braquait dessus à la manière d’une flèche empoisonnée :

Valdemar.

Ses problèmes ne pouvaient avoir qu’une seule source. Rien de comparable n’était jamais arrivé avant qu’il envoie Tremane finir de conquérir Hardorn et envisager d’envahir Valdemar.

Les Valdemariens n’avaient pas de magie au sens où l’Empire l’entendait, pourtant ils s’étaient défendus avec succès contre Ancar. Les dirigeants de Valdemar avaient refoulé ses agents des décennies durant, même si quelques-uns avaient pu obtenir des informations inutiles. Trois avaient atteint la cour, deux d’entre eux n’étant pas des mages. Le troisième, une femme, avait dû renoncer à ses pouvoirs pendant son séjour, ce qui était revenu au même.

Valdemar s’était allié à des êtres aussi étranges que les monstres qui semblaient jaillir de la terre : les Shin’a’in, les Frères du Faucon et les fanatiques monothéistes de Karse. Les Valdemariens seuls avaient pu inventer une arme si imprévisible. Que l’Alliance ne souffre pas des effets des tempêtes le confirmait : seuls les inventeurs d’une telle arme avaient les moyens de s’en protéger.

De plus, Valdemar avait assassiné son agent et son ambassadeur. Il en avait la preuve : leurs corps étaient tombés dans le Portail d’Hardorn, et chacun avait dans la poitrine une dague portant le sceau valdemarien. Certains de ses conseillers tenaient cela pour un acte de guerre, d’autres pour un défi. Charliss était certain d’une chose : l’assassin appartenait à la maison royale valdemarienne. Le duc Tremane lui avait donné raison. Mais les mesures qu’il avait prises avaient mal tourné.

À moins qu’il n’ait rien fait, son histoire d’assassin étant de la poudre aux yeux. Avait-il prévu de passer à l’Alliance, avec l’espoir de recevoir un royaume, dès qu’il avait compris qu’il ne gagnerait pas contre les rebelles hardorniens ?

C’était logique, sachant que Charliss lui avait promis la position d’Héritier à condition qu’il conquière Hardorn… pour l’Empire.

Entre revenir déshonoré et être roi, le choix était facile…

Tout ça n’était que des spéculations, bien sûr, mais Charliss avait aussi des/a/ta. Tremane s’était rebellé. Il avait pillé un entrepôt impérial, annoncé à ses hommes que l’Empire les avait abandonnés, et fait cause commune avec les Hardorniens qu’il était censé vaincre. Il semblait probable que les Valdemariens l’aient poussé à la révolte. Tremane était loin d’être un imbécile, mais il n’avait pas beaucoup d’imagination.

Cette trahison était dure à avaler pour Charliss, qui comptait se venger. Dommage que Tremane ne lui ait laissé aucun otage, puisqu’il était célibataire et sans enfant. Il y avait peut-être quelqu’un dans son duché, mais y aller était aussi impossible qu’atteindre le duc. Charliss confierait bientôt cette mission à quelqu’un, mais ce serait une initiative vide de sens. Personne ne pourrait gagner Hardorn avant la fin du printemps, et si l’Empire continuait de tomber en pièces, mieux valait ne pas essayer.

Cependant, il devait faire un geste, même symbolique. Il fallait montrer à ses courtisans – des imbéciles ! – qu’il était toujours l’empereur.

Charliss fit signe à son majordome, qui frappa trois fois le sol avec son bâton pour attirer l’attention de la cour. Rien ne troublait jamais cet homme. Des prisonniers avaient été dépecés vivants à ses pieds sans qu’il pâlisse. Vêtu de velours pourpre brodé d’or, il était plus anonyme qu’un homoncule ou qu’un automate. Au point que Charliss ignorait son nom.

Le silence se fit dès le premier coup et le deuxième résonna dans le hall aussi fort que si la mort frappait à une porte. Tous les regards se tournèrent vers le Trône de Fer. Charliss se leva et s’appuya discrètement à son siège.

Il aurait pu demander au majordome de faire les annonces, mais ça aurait pu être interprété comme un signe de faiblesse. Ce n’était pas admissible, surtout maintenant. Il devait paraître aussi puissant que le jour où il était monté sur le Trône.

Amplifiée par l’acoustique de la salle, sa voix résonna au-dessus des têtes des courtisans.

— Des informations sont venues à nos oreilles et nous font une grande peine, dit-il d’un ton sévère. Nous tenons d’une source fiable que Tremane, grand duc de Lynnai, a trahi l’Empire, ses serments… et nous-même.

Les petits cris qui échappèrent aux courtisans étaient sincères, une réaction qui confirma l’impression de Charliss : ces gens ne comptaient pas parmi les plus intelligents de l’Empire. Il chercha dans la foule les visages de ses conseillers et vit qu’ils ne montraient pas la moindre surprise.

Content de savoir que je n’ai pas choisi de parfaits imbéciles.

— Ses intentions sont claires, continua-t-il quand le silence revint. Tremane a orchestré le pillage d’un entrepôt impérial, emportant jusqu’à la dernière pièce du coffre-fort – de l’argent destiné à payer les loyaux soldats de l’Empire.

Charliss jeta un coup d’œil vers ses gardes du corps.

Mes propres hommes se sentent concernés. Parfait. La nouvelle se répandra comme une traînée de poudre dans l’armée. Alors, que les Cent petits Dieux viennent en aide à ce chien s’il ose se montrer à un soldat impérial.

Parmi toutes les lois qui garantissaient la prospérité de l’Empire, trois étaient sacrées : Payer l’armée. La payer bien et la payer à temps.

Charliss se permit de montrer un peu sa colère.

— Le duc a juré allégeance à l’Empire, puis il a corrompu les troupes qui lui ont été confiées, les poussant à se parjurer. Il a cessé les hostilités contre les rebelles d’Hardorn. Enfin, il s’est allié à eux et a même tenté de devenir leur roi.

Des hochements de tête et des regards cupides lui apprirent que les ambitieux comptaient profiter de la chute de Tremane. Eh bien, dans le vide laissé par un grand arbre abattu, de plus petits pouvaient pousser pour atteindre le soleil. Même maintenant.

Mais il était temps d’alerter ces idiots du danger.

— Le pire, c’est qu’il s’est allié au monarque de Valdemar, dont la nation a lancé des attaques magiques contre notre Empire.

Charliss se tut pour reprendre son souffle, s’appuyant un peu plus au Trône. Bien sûr, cette dernière affirmation était une simple hypothèse. Mais même ceux qui avaient un meilleur service de renseignement que le sien ne prendraient pas la peine de vérifier. Tremane n’avait pas l’ombre d’un ami à la cour. Ses anciens alliés allaient s’attacher à d’autres prétendants, afin de sauver leur tête et leur fortune. Et désigner un coupable pouvait transformer ce ramassis d’imbéciles en un groupe uni. Rien de tel qu’un ennemi commun pour fédérer les gens…

Maintenant, Charliss devait leur montrer que le vieux loup avait encore des dents. Il prit son air le plus menaçant, celui qui faisait trembler les guerriers aguerris, et cria comme un dieu barbare :

— Nous déclarons que Tremane de Lynnai est un traître et nous lui confisquons ses terres et son titre. Nous le condamnons à mort, de la main de quiconque aura l’occasion d’exécuter la sentence. Qu’aucun citoyen loyal de l’Empire ne l’aide, sous peine de subir le même sort ! Que son nom soit effacé de l’arbre généalogique de sa famille, afin que la lignée des Lynnai meure avec son père ! Qu’il soit aussi effacé des monuments consacrés aux batailles et rayé des registres de l’Empire, comme s’il n’avait jamais existé !

La pire humiliation au sein de l’Empire. Beaucoup de visages pâlirent. Pour ces gens, effacer toute trace de l’existence de Tremane était pire que le condamner à mort, car cela étendait sa punition à l’au-delà. Quand il quitterait ce monde, il n’aurait pas droit à l’immortalité, puisqu’il ne laisserait rien derrière lui pour témoigner de qui il avait été. Son âme disparaîtrait au moment du trépas, ou errerait dans les limbes entre la vie et la mort, privée de mémoire…

C’était en tout cas la doctrine en vigueur. Si un citoyen de l’Empire croyait en quelque chose, c’était bien en l’immortalité des registres. Quand il priait, il incluait toujours ses ancêtres. Retirer quelqu’un de sa place parmi eux équivalait à décrocher une étoile du cosmos.

Charliss sourit tristement.

Ils savent désormais que je ne suis pas devenu faible sous prétexte que j’avais nommé un héritier. Son expression se radoucit.

— Nous savons que cette nouvelle vous trouble, car le Sans Nom devait nous succéder. Sa trahison vous touche donc autant que nous, et il nous peine de voir nos enfants dans la détresse. Nous allons donc nommer notre Héritier et lui attribuer le titre, les terres et la fortune du Sans Nom.

Les regards cupides réapparurent – un court moment, car seul Charliss savait qui il s’apprêtait à nommer. Après avoir désigné Tremane, il avait ignoré les autres candidats. Primo, pour lui laisser les coudées franches – autant que possible dans une cour fourmillante d’intrigues. Secundo, pour ouvrir la voie à ses rivaux – au cas où Tremane n’annexerait pas Hardorn. Les voir se chamailler pour attirer son attention avait été amusant. Tous ses conseillers et ses mages étaient des héritiers potentiels. Ceux qui s’estimaient dans la course avancèrent sans s’en rendre compte, essayant de se faire remarquer.

Mais les pensées de l’empereur vagabondaient. S’il ne mettait pas très vite un terme à ce suspens, il y aurait une ou deux attaques d’apoplexie.

Les courtisans seraient choqués, voire insultés, par sa décision. Néanmoins, Melles avait toujours été son second choix, et il l’était resté.

— Nous nommons comme Héritier et successeur, le plus méritant de nos conseillers et le plus loyal des serviteurs de l’Empire, le baron de cour Melles.

Melles était l’ennemi le plus fervent et le plus implacable de Tremane. Si quelqu’un devait tout faire pour exécuter la sentence impériale, ce serait lui. Les deux hommes se détestaient. Charliss n’avait plus vu une telle haine depuis longtemps. Il n’y avait pas de place, à la cour, pour un sentiment aussi puissant, car l’ennemi d’aujourd’hui pouvait devenir l’allié de demain.

Melles se tenait d’un côté du Trône, bien en vue, mais sans se faire remarquer, selon son habitude. Il ressemblait à Tremane – en mieux. Plus mince et moins musclé, il n’avait aucun attribut physique d’un combattant. Ses cheveux étaient plus foncés et il ne les perdait pas. Il avait trois ans de moins que Tremane. A part ça, ils auraient pu avoir été taillés dans la même étoffe et cousus par le même tailleur. L’un et l’autre avaient cultivé l’art d’être ignorés. Charliss connaissait les motivations de Melles. Et il imaginait celles de Tremane.

Contrairement à Tremane, Melles n’était pas un noble par héritage, mais un baron de cour, sans titre ni terre, comme son père avant lui. Sa fortune, il l’avait bâtie dans le commerce, comme beaucoup de ses pairs. Mais si le père de Melles était négociant en bétail, son fils achetait et vendait bien d’autres choses. Ce n’était pas un secret : un commerçant ambitieux pouvait s’offrir un titre à la cour et même payer pour que son fils en hérite. Il n’y avait pas de honte à cela – même si les nobles de cour étaient très susceptibles à ce sujet. Quant aux nobles de sang, ils les considéraient comme des parvenus. Il y avait toujours des frictions entre les deux clans. Elles disparaissaient aussitôt que le rejeton d’une famille désargentée de l’ancienne noblesse épousait l’héritière d’une belle fortune.

Était-ce ainsi qu’avait commencé l’inimitié entre Melles et Tremane ? Tremane ou son père avaient-ils insulté Melles ou son géniteur ? Non, leur haine ne pouvait pas avoir une cause si banale. Et bizarrement, Charliss n’imaginait pas Tremane se montrant grossier envers quiconque, même une personne qu’il méprisait. Il était trop rusé pour se faire des ennemis si facilement.

Aucune importance ! Quelle que soit la raison de cette haine, elle servait les fins de Charliss.

Le baron – non, le grand duc – Melles avança jusqu’à l’estrade. Il monta les trois marches, comme le lui permettait son nouveau titre, pour s’agenouiller devant l’empereur. Celui-ci fit signe à un garde d’apporter la couronne de l’Héritier, rangée dans une niche depuis que Charliss avait ceint la Couronne du Loup.

Même si cette cérémonie semblait spontanée, il n’en était rien. C’était une autre danse, dont la chorégraphie avait plusieurs siècles… Seuls les participants changeaient, jamais les pas.

Le garde avait répété ces gestes un millier de fois. Pourtant, il n’était pas certain que cet honneur lui échoirait un jour. Cela faisait partie de ses devoirs.

Il tint d’ailleurs son rôle à la perfection, tendant la couronne à Melles qui, selon la tradition, la posa sur sa tête, comme il le ferait avec la Couronne du Loup quand Charliss mourrait. Dans l’Empire, le pouvoir et l’autorité n’étaient pas conférés par les prêtres. En conséquence, l’empereur et l’Héritier se les attribuaient eux-mêmes.

Une fois couronné – la tiare de l’Héritier, peu imposante, n’était qu’une simple bande de fer en forme d’épée à la garde ornée d’une topaze – Melles se releva et s’inclina devant l’Empereur. Charliss le regarda avec satisfaction, songeant qu’il aurait dû le choisir dès le début. Contrairement à Tremane, Melles était un Adepte puissant. Dans quelques décennies, il serait sans doute l’égal de Charliss. Malgré les conditions actuelles, il se pouvait qu’il lui apporte la tête de Tremane.

Charliss se promit d’abdiquer si Melles réussissait cette prouesse. Il doutait que ce soit possible, mais un tel exploit mériterait une récompense, et que pouvait-il lui offrir d’autre ?

S’il peut faire ça, il sera assez fort pour me prendre la Couronne du Loup. Il vaudra mieux que j’abdique avec grâce, pour me concentrer ensuite sur ma survie.

Même si les ennemis de Melles l’auraient volontiers poignardé sur-le-champ, aucun ne se trahirait en cet instant.

— Allez recevoir les félicitations de la cour, dit Charliss. Nous parlerons plus tard de vos nouveaux devoirs et privilèges.

Melles s’inclina, puis redescendit à reculons. L’Héritier n’avait pas de trône, ni de place spéciale dans les cérémonies de la cour. Les empereurs n’avaient jamais jugé nécessaire de donner trop d’importance à leurs successeurs, de peur qu’ils n’en demandent toujours plus.

Charliss les imiterait, car Melles était du genre à en vouloir toujours plus.

Il décida de le contrôler de près.

Un Tremane suffisait, après tout…

Ces derniers temps, Melles avait connu tant de bouleversements que plus rien ne pouvait le surprendre. Son réseau d’information était extraordinaire – un de ses agents lui avait même rapporté la trahison de Tremane –, pourtant il ne s’attendait pas à être nommé Héritier.

D’après ses calculs, il n’était pas le candidat logique, même s’il fallait tenir compte de certaines considérations personnelles. Depuis le début des tempêtes magiques, il pensait que l’empereur nommerait un homme qui n’avait pas d’ennemi à la cour. Car le successeur de Charliss serait à la tête d’un Empire réduit… et peut-être d’une armée hostile. Il devrait convaincre des adversaires de toujours de s’allier jusqu’à ce que l’équilibre soit restauré. Melles avait de nombreux ennemis, dont certains préféreraient mourir que travailler avec lui. Tremane n’avait pas été le seul, et moins encore le plus terrible. Melles se faisait plus facilement des ennemis que des alliés. Dans l’ensemble, il préférait les ennemis, bien plus faciles à manipuler – sans compter qu’ils n’étaient pas déçus quand ils s’en apercevaient.

Des amis ? Hors de question ! En avoir aurait été un trou dans son armure. Il ne s’était pas permis une telle faiblesse depuis qu’il était devenu un homme. Et il y avait la question de sa position et de ses devoirs à la cour, qui ne le rendait cher à personne. Les courtisans le craignaient, l’admiraient à contrecœur ou le toléraient comme un mal nécessaire, mais aucun ne l’aimait.

Pourtant, aujourd’hui, ils se précipitaient vers lui comme s’ils avaient hâte de devenir ses amis. Certains devaient déjà tirer des plans dans ce sens, même si c’était stupide. Après tout, il était entouré d’idiots… sinon, qu’auraient-ils encore fichu ici ?

Il sourit et accepta de bon cœur les félicitations, comme s’il était impatient de devenir leur meilleur ami. Pourquoi pas ? Même les imbéciles avaient leur utilité. Suivant l’exemple de l’empereur, il n’écartait jamais un outil potentiel.

Les hommes furent les premiers à l’entourer, se bousculant dans la hâte de lui glisser quelques mots dont il se souviendrait peut-être plus tard, ou pour lui rappeler les faveurs qu’ils lui avaient faites. Certains avaient une bien étrange définition du mot « faveur ». Comme si être invité à une soirée ennuyeuse en était une !

Et les femmes ! Elles se révélaient pires que les hommes. Les célibataires l’invitaient du regard à faire d’elles ce qu’il voulait. Les femmes mariées et malheureuses en ménage – les autres n’étaient pas nombreuses à la cour – agissaient de même. Quant à celles qui avaient une fille à caser, elles l’assommaient de compliments mielleux.

Comme si elles savaient qui je suis, ou à quoi je ressemble…

Non, il exagérait ! Tous ces gens n’étaient pas des imbéciles qui refusaient que leur Saison soit gâchée par des inconvénients mineurs. Certains n’avaient pas été en mesure de rentrer chez eux. D’autres avaient dû rester parce qu’ils étaient des conseillers. D’autres encore n’avaient pas de domaine. Beaucoup de jeunes filles – et de plus si jeunes – savaient qui il était et de quoi il avait l’air, comme elles connaissaient le nom, le titre et fortune de tous les célibataires en vue. Un bagage indispensable quand on se lançait dans la chasse au mari. Melles ne figurait peut-être pas en tête de leurs listes jusqu’à présent, mais elles savaient qui il était.

Et s’il faisait une apparition à une soirée ou à un concert, chacune essaierait de le convaincre qu’il serait heureux de la prendre pour femme… et future impératrice. Une heure plus tôt, toutes ces jeunes filles auraient joyeusement admis que l’idée de l’épouser les rendait malade.

C’était désormais sans importance.

Il suffit de voir ces femmes se jeter au cou de Charliss, la vieille momie ! Ce n’est sûrement pas son beau visage qui les fait agir comme des chiennes en chaleur !

S’il avait montré une préférence pour les hommes, Melles aurait quand même été assailli par ces filles et leurs parents. On attendait de lui qu’il produise un héritier. Peu importait que la plupart des empereurs de l’histoire n’aient eu aucun lien de parenté avec leurs prédécesseurs.

Si ce que j’ai lu dans les Archives est vrai, certains sont arrivés à de fascinantes extrémités…

Tout ça n’avait aucune importance. Il n’aimait ni les hommes, ni les petits garçons, ni les fillettes. Mais il attendrait de porter la Couronne avant de se marier. Et il choisirait une orpheline, par pure méchanceté !

— Oui, bien sûr, répondit-il à une femme – après s’être assuré de ne lui avoir fait aucune promesse.

Ces gens s’étrangleraient de le voir prendre son épouse parmi le petit peuple ! Il y avait bien une orpheline attirante dans la Capitale…

Melles murmura quelque chose à l’un des conseillers, un homme qui s’était montré un allié désintéressé par le passé.

Tout ça me monte à la tête. J’aurai tout le temps de penser aux femmes plus tard. Pour l’instant, je dois consolider les bases de mon pouvoir, et déterminer ce qu’il faut faire pour sortir l’Empire de la crise actuelle.

Les plaisirs de toutes sortes attendraient que l’Empire soit de nouveau stable. Alors, il aurait peut-être même l’occasion d’exécuter la sentence de mort prononcée par l’empereur contre Tremane… Mais ce temps n’était pas encore venu. La haine lui procurait beaucoup d’énergie et d’amusement. Donc, il l’entretiendrait soigneusement.

Ce n’était pas pour rien que ses ennemis le comparaient à une araignée au milieu de sa toile. S’il avait une vertu’, c’était la patience – la seule qui finissait par être récompensée.

Quand les affaires de l’Empire eurent été traitées, les courtisans partis, Melles eut son audience privée avec l’empereur. Privée ? Pas précisément. Charliss n’était jamais seul. Mais un homme prétendant à un rang élevé ne faisait pas attention aux serviteurs et aux gardes…

À moins que cet homme ne fût Melles. Pour l’empereur, nul doute que ces gens étaient invisibles. Pour lui, il s’agissait d’espions potentiels.

Naturellement, ils parlèrent de l’état de l’Empire. Melles ne fut pas surpris de découvrir que Charliss était moins bien informé que lui. L’empereur ne s’était pas inquiété du fonctionnement quotidien de son domaine depuis des décennies, laissant ça à ses subalternes.

Aujourd’hui, il ne pouvait plus se payer ce luxe.

— Seigneur, dit Melles, il semble que vous ne connaissiez pas assez les besoins de vos sujets.

Ils me comparent à une araignée dans sa toile, pensa-t-il en voyant le vieillard le foudroyer du regard par-dessus la table de marbre noir. Ils devraient le voir quand il ne joue pas son rôle. Une vieille tortue qui n’arrive pas à décider si elle veut sortir la tête de sa carapace ou non…

Dans son fauteuil, c’était exactement à ça que Charliss ressemblait. Et Melles le soupçonnait de vouloir rentrer dans sa carapace. Il ne semblait pas souhaiter connaître – ou affronter – les changements survenus dans l’Empire, ce qui convenait parfaitement à l’Héritier.

Il me reste à le persuader que c’est une bonne idée, et qu’il peut me faire confiance.

Melles avait déjà un grand pouvoir : être l’exécuteur de l’empereur. Pas le bourreau, car il avait un statut bien plus élevé que ça. Mais quand quelque chose arrivait à un membre de la cour, et que l’empereur s’y était intéressé, tout le monde devinait qui était derrière ce « coup du sort ». Melles avait tant de valeur parce qu’il ne laissait jamais aucun indice derrière lui.

Ces « accidents » n’étaient pas toujours fatals. Parfois, la ruine ou la perte de la réputation du sujet servaient mieux l’empereur que sa mort. Melles aimait particulièrement « inventer » des liaisons désastreuses.

Étonnant ce que les gens pouvaient faire pour éviter que leurs folies érotiques ne soient dévoilées au public…

— Que voulez-vous dire ? demanda l’empereur, mécontent.

Melles écarta les mains.

— Je veux dire, seigneur, que le sujet moyen est une créature extrêmement simple. Vous pensez à lui comme à une foule possédant une multitude de bras et de jambes, mais pas de tête, et qui agit en conséquence. Je le vois tel qu’il est avant de devenir cette créature intraitable et privée de cervelle.

Il inclina la tête. C’était son plus long discours devant l’empereur. Il l’avait ponctué de silence, afin de lui laisser le loisir de faire des commentaires.

— Dites-moi donc qui est le sujet moyen, quand il n’appartient pas à une foule, grogna l’empereur, méprisant.

Melles refusa de laisser tomber son masque de sérénité. L’attitude de Charliss était un test, comme la mission confiée à Tremane.

Je ne suis sans doute pas le seul exécuteur de l’empereur. S’il ne me juge pas à la hauteur, je ne vivrai pas assez longtemps pour me rebeller.

Il inclina la tête – juste assez pour montrer sa servilité tandis qu’il « corrigeait » son maître.

— Comme je vous l’ai dit, Sérénité, il est simple. Et ses besoins aussi. Il veut avant tout que son toit soit sûr et que la nourriture abonde dans son assiette. Il entend manger tous les jours à sa faim et désire qu’on le laisse travailler puis profiter des plaisirs de son lit et de sa table. Donnez-lui tout ça, et il se fichera du comment. S’il est spolié de ces joies, il accueillera bien toute mesure prise pour les lui restituer. La plupart, sinon tous vos sujets, souffrent de privations, mais si des mesures étaient prises pour leur redonner certaines de ces choses essentielles…

— Je vois, répondit l’empereur sans une trace de moquerie dans la voix.

Il resta assis en silence, seuls les mouvements de ses yeux trahissant qu’il était lucide. Sans eux, il aurait été une statue grotesque. Charliss ne s’agitait pas sur son siège, comme les êtres inférieurs le faisaient inconsciemment. Une question d’entraînement, car une telle immobilité suggérait un pouvoir surnaturel. C’était aussi, comme le soupçonnait Melles, un moyen de conserver ses ressources déclinantes.

Finalement l’empereur parla d’une voix grinçante.

— Vous voulez que je vous donne l’autorité nécessaire pour restaurer l’ordre dans les rues.

Melles acquiesça, les yeux de l’empereur, telles des dagues, le clouant à son siège. Il ne pouvait pas et n’osait pas retourner ce regard. Il n’était pas là pour défier l’empereur, mais pour l’inciter à partager son pouvoir. Mais il n’arriverait à rien s’il ne formulait pas ce qu’il voulait. Un de ses précepteurs lui avait révélé un jour que trois catégories de personnes pouvaient dire la vérité : les miséreux, les chefs et les enfants. Les miséreux parce qu’ils n’avaient rien à perdre, les chefs parce que personne ne leur demanderait des comptes, et les enfants parce qu’ils n’avaient aucun pouvoir et ne représentaient donc pas de menace. Melles n’avait jamais oublié cette observation, ni ce que cela impliquait. L’empereur pouvait parler sans frein. Lui, non. Quand Charliss lui posait une question, il devait prendre garde au pourcentage de vérité contenu dans sa réponse.

Mais il y avait un autre facteur. Même dans sa prime jeunesse, l’empereur n’avait pas eu le temps de tout faire. Aucun dirigeant n’y parvenait. Voilà pourquoi il avait des subalternes, à qui il déléguait un peu de son autorité. Aujourd’hui, l’empereur était vieux, son pouvoir déclinait, et il devait s’occuper à préserver le peu de vie qui lui restait.

Était-il proche de la fin ? C’était la vraie question. Charliss voudrait-il garder son pouvoir et ses possessions ou les céderait-il à son Héritier pour s’accrocher à la vie elle-même ?

Les yeux perçants et glacés le mesuraient, sans rien manquer.

— Très bien. Faites rédiger les ordres vous donnant autorité sur la milice et la garde et vous permettant d’utiliser l’armée. Je les signerai et y apposerai mon sceau. Cela devrait suffire à nous montrer si vous connaissez aussi bien le sujet moyen que vous le prétendez. (Un sourire sans joie flotta sur les lèvres de l’empereur.) Si vous réussissez, peut-être vous accorderai-je plus de pouvoir.

— Ce sera suffisant, seigneur. Je désire une seule chose : rétablir l’ordre. Sinon, les graines du chaos grossiront et nous étoufferont.

Charliss lâcha un grognement amusé et cynique.

— Je doute que vous vous contentiez de ça. Mais c’est tout ce que vous aurez pour l’instant. Allez voir les clercs et faites-leur rédiger mes ordres.

L’Héritier était proprement congédié.

Melles se leva, s’inclina et recula vers la sortie. Le regard de l’empereur ne le quitta pas un instant, et son sourire aurait glacé le sang d’un homme plus faible.

Melles tendit la main derrière lui, ouvrit la porte, sortit et referma, sans jamais perdre l’empereur de vue. Le regard du souverain cherchait à repérer le moindre indice d’insubordination.

Quand la porte se referma avec un clic, Melles expira lentement.

Ça s’est mieux passé que je n’étais en droit de l’espérer. Il a toujours ses esprits, ce qui le rend plus facile à manipuler.

Il longea en silence le couloir haut de plafond et décoré d’armes anciennes. Comme dans la pièce qu’il venait de quitter, il y faisait suffisamment froid pour qu’il regrette de ne pas porter des vêtements plus chauds. Prétendument, cela venait d’un mauvais fonctionnement des sorts. En réalité, c’était délibéré, afin de décourager les traînards. Le couloir visait à rappeler leur insignifiance à ceux qui l’empruntaient.

C’était ici, au milieu des sièges du gouvernement impérial, de la Salle d’Audience, de la Chambre du Conseil et du Grand Hall, que les clercs étaient les plus utiles. Rien ne pouvait se faire sans un ordre écrit. Les articles, les lois et les décrets, même les plus insignifiants, devenaient officiels après avoir été couchés sur du papier. Ces documents étaient vitaux pour le fonctionnement de l’Empire. Comme l’air, la nourriture et l’eau pour un soldat. Un document officiel avait davantage de pouvoir qu’un noble, malgré ses poses et son verbiage.

Une petite armée de clercs travaillait dans la seule salle confortable de l’étage, entre le Grand Hall et la Chambre du Conseil.

Sans être dirigé par eux, l’Empire en dépendait, même s’ils l’ignoraient. Leurs maîtres le savaient et les faisaient bénéficier d’un confort rare dans la ruche impériale. La Chambre des Clercs avait de grandes fenêtres, pourvues de moustiquaires, qui laissaient entrer l’air en été. Et si les sorts n’étaient plus actifs dans le reste du Château À-Pic, il y faisait toujours chaud en hiver, car elle partageait trois grandes cheminées avec la Chambre du Conseil, et deux avec le Grand Hall. De plus, des braseros étaient disposés sous les tables et des chauffe-mains au-dessus. Chaque clerc avait sa propre lampe, et des pages restaient à disposition pour apporter des boissons ou de la nourriture.

Certains, parmi les « nouveaux » nobles, protestaient contre le traitement de faveur réservé à de simples clercs. Uniquement parce qu’ils ignoraient qu’ils n’étaient pas simples du tout.

D’ailleurs, la plupart étaient d’un rang plus élevé que celui des protestataires. Car les enfants des familles nobles servaient parmi les clercs. S’ils étaient accoutumés au confort, ils le méritaient à cause de leur ardeur au travail. On trouvait toujours au moins six clercs de service dans la Chambre, et pas moins de vingt s’y relayaient entre l’aube et le crépuscule. Seuls les plus doués travaillaient ici, et leur discrétion était légendaire.

Entré dans ce havre, Melles sentit ses muscles se détendre sous l’effet de la chaleur. Il balaya du regard les rangées de bureaux, et se dirigea vers le premier clerc disponible qu’il avisa.

Le jeune homme était assis à un grand bureau en bois muni de tout ce dont il pouvait avoir besoin : une pile de feuilles vierges, une autre de vélins impériaux, deux encriers, l’un contenant de l’encre rouge, l’autre de la noire, des buvards, du sable et des plumes en verre. Ce clerc-là les avait disposés de manière « efficace ». Le seul signe d’individualité, une sculpture ovoïde en jade blanc, représentait des poissons entrecroisés.

Le clerc lui-même n’avait rien de mémorable, comme tous ses collègues. On leur apprenait à se faire oublier. Ici, il n’était qu’une paire de mains et un cerveau.

Melles était le seul, parmi ses relations, à n’avoir jamais servi en ce lieu. Mais uniquement parce qu’il avait appris, à l’époque, une autre manière de servir l’Empire.

Le clerc prit des notes pendant qu’il lui dictait les ordres de l’empereur. Ensuite, le jeune homme fit un brouillon, qu’ils vérifièrent ensemble. Enfin, il copia le texte corrigé sur du Vélin Impérial. Melles avait soigneusement formulé les ordres, se donnant l’autorité que lui avait consentie Charliss, ni plus ni moins. Quatre autres clercs furent appelés pour faire des copies.

Pour le moment, les ordres étaient encore virtuels. Quand le premier clerc eut terminé, il appela un des pages et l’envoya chez l’empereur avec les documents définitifs.

Le page n’emprunterait pas le même couloir que Melles, mais un passage secret, afin que nul ne puisse l’interroger ou le retarder.

Melles ne l’accompagna pas. Il lui était interdit de le faire, et les gardes de l’empereur ne l’auraient jamais laissé passer avec des documents. Ainsi, Charliss ne pouvait pas être forcé de signer et d’apposer son sceau sur n’importe quoi.

Chaque coutume avait sa raison d’être.

Quand le page revint, voyant le sceau impérial sur le document du dessus, Melles comprit que tout s’était bien passé. Les ordres avaient été approuvés. Si l’empereur y avait apporté des corrections, le page serait revenu avec une copie, pas les cinq, et celle-ci aurait été griffonnée de la main de Charliss. Quant aux autres, il les aurait fait brûler immédiatement par un de ses gardes, pour que personne ne puisse y apposer un sceau contrefait.

Melles accepta ses copies avec un hochement de tête, puis il sortit. Même s’il s’y était préparé, la fraîcheur du couloir lui fit un choc. Il n’hésita pourtant pas un instant, car il avait des choses importantes à faire.

Avant tout, remettre une copie des ordres au commandant de l’Armée Impériale. Car il lui fallait sa coopération avant de mettre à exécution ses plans ambitieux.

Il avait pris soin de formuler ses ordres de manière à ne pas empiéter sur l’autorité du commandant. S’aliéner le général Thayer aurait été stupide. Cet homme était du genre qui n’oubliait et ne pardonnait jamais. Donc, Melles s’était donné le droit de requérir l’aide d’un régiment, à condition qu’il n’ait pas déjà une affectation.

Si je ne peux pas écraser une émeute avec un régiment, je n’y arriverai pas avec davantage d’hommes. Et je ne suis pas une menace pour Thayer, puisque je n’ai pas le pouvoir de commander l’armée.

Avec un peu de chance, il n’aurait pas à utiliser très souvent les soldats impériaux. Mais la chance les fuyait, ces derniers temps. Il devrait faire disperser au moins une émeute dans chaque ville – les soldats ayant l’ordre de tuer – ce qui bouleverserait la population civile. Il espérait que le choc serait suffisant pour n’avoir pas à répéter la leçon. Les civils morts faisaient autant de travailleurs imposables en moins. À ce stade, l’Empire ne pouvait pas se le permettre.

Thayer était logé au château – tous les empereurs, depuis le troisième, avaient préféré avoir le commandant de l’armée sous les yeux. Le troisième empereur avait été le commandant en chef du deuxième, et il n’avait pas approuvé le choix du successeur de celui-ci. A sa mort, il avait pris les choses en main, puis décidé de ne pas offrir à son commandant en chef les moyens d’accéder au trône qu’il avait utilisés. Les suivants avaient imité son exemple.

Méfies passa de petites zones tièdes à d’autres, plus étendues, qui se révélèrent froides, voire glaciales. Le chauffage étant aléatoire et imprévisible, les habitants du château avaient recours à des moyens primitifs tels que des cheminées ou des poêles. Avant le retour du printemps, des maladies généralement associées aux pauvres feraient leur apparition.

Cette époque est… intéressante. Et elle le deviendra encore plus d’ici peu…

Les couloirs, tous semblables, variaient uniquement en largeur et en hauteur de plafond. Sinon, c’était marbre anthracite pour le sol et armes anciennes aux murs… Quand Melles quitta la zone proche des appartements impériaux, ils devinrent plus étroits et moins hauts, mais le décor resta le même.

Le commandant impérial étant un des plus importants conseillers, ses quartiers ne se trouvaient pas loin de ceux de l’empereur. Les seuls qui en soient plus proches étaient ceux de l’Héritier – que les serviteurs de Melles décoraient en ce moment même selon son goût. Les gardes du corps du commandant encadraient la porte, prouvant qu’il était chez lui. Maintenant qu’il était désigné, Melles aurait ses propres gardes. En réalité, leur rôle était de protéger Y empereur, pas l’homme qu’ils entouraient, et des sorts assuraient qu’il en soit ainsi.

Les Gardes Impériaux étaient un corps d’élite. Aucune force ne pouvait les retourner contre Charliss, et si le commandant – ou l’Héritier – devenait gênant, seuls les détails de l’enterrement resteraient un problème, une fois que ces hommes se seraient occupés de lui. Il était possible de lever les sorts de loyauté à l’empereur, et les tempêtes l’avaient peut-être déjà fait. Le seul moyen de le savoir était de proposer aux gardes d’éliminer Charliss. Une option beaucoup trop dangereuse…

Tremane avait laissé ses gardes ici en partant conquérir Hardorn – sans doute parce que l’empereur n’avait pas pensé qu’il serait un danger loin du Château À-Pic. Si Charliss avait insisté pour qu’il les emmène, les choses auraient-elles été différentes ?

Peut-être pas, mais ces hommes auraient résolu le problème en se débarrassant de Tremane pour nous.

À part ça, il y aurait toujours eu des tempêtes magiques, et l’Empire aurait continué à tomber en ruines. Bref, ça n’aurait fait qu’une différence : un souci de moins ! Melles savait qu’il n’était pas sûr que Tremane se soit allié à Valdemar. Et il espérait le contraire. Ces tempêtes magiques étaient déjà bien assez terribles en frappant au hasard. Si les Valdemariens bénéficiaient de l’aide d’un homme qui connaissait l’Empire, qu’arriverait-il ?

Était-il possible de les diriger ?

Si Tremane s’alliait à Valdemar, c’était ce qui les menaçait.

Quant à ce que cette révélation ferait à Charliss…

Avant, il aurait été en colère, et il le serait resté jusqu’à ce qu’on lui apporte la tête de Tremane. Aujourd’hui, je ne suis sûr de rien. Il est possible qu’il se désintègre, comme l’Empire, et que son esprit se décompose en même temps que son corps.

Melles salua les deux gardes. Ils lui répondirent, s’écartant pour le laisser passer quand il leur montra le sceau impérial, sur ses documents.

L’Héritier frappa un coup à la porte, puis l’ouvrit et entra.

L’antichambre était décorée de tapis et de bannières. Elle contenait un immense bureau, trois fauteuils… et un seul serviteur vêtu d’un mélange d’uniforme militaire et de livrée.

— J’ai des ordres impériaux pour le commandant, dit Melles. Et s’il en a le temps, j’aimerais en parler avec lui.

Conciliant, poli et humble. Ça ne coûte rien, et ça peut rapporter gros.

Le secrétaire bondit sur ses pieds.

— Je vais les lui porter immédiatement, seigneur Héritier. Asseyez-vous, je vous en prie. Je crois pouvoir vous assurer que le commandant vous recevra sans délai, car il m’a ordonné de vous faire entrer quelles que soient les circonstances.

Alors que Melles s’efforçait de ne pas montrer sa surprise, le jeune homme franchit une porte, derrière son bureau. Melles s’assit et feignit de contempler les ongles de sa main droite pour dissimuler ses pensées. Depuis qu’il était devenu membre du Conseil, il savait que Thayer était un habile politicien, mais il découvrait seulement à quel point. Alors que la plupart des autres conseillers se demandaient encore comment le traiter, Thayer ordonnait à ses subalternes de le faire entrer à tout moment. Très intéressant… Melles se demanda si le commandant était prêt à coopérer avec le nouvel Héritier. Si oui, cela allait lui faciliter la tâche.

Avoir le commandant de l’Armée Impériale dans ma poche. A nous deux, nous détiendrons la moitié du pouvoir. Le reste attendra…

Le jeune homme revint avant qu’il ne doive s’intéresser aux ongles de sa main gauche.

— Suivez-moi, seigneur, dit-il en s’inclinant. Le commandant est impatient de s’entretenir avec vous.

Melles se leva et passa dans la pièce voisine, décorée de la même manière que l’antichambre. Le commadant avait bon goût. Le sol était couvert d’un tapis tissé par les tribus biijal des îles Orientales, et les murs, de bannières prises au cours de batailles célèbres. Un bon feu crépitait dans la cheminée. Un bureau, plusieurs fauteuils et deux petites tables tenaient lieu de mobilier. Des lampes à huile remplaçaient les lumières magiques défaillantes.

Le général Thayer attendait debout près de son bureau. Selon le protocole silencieux de l’Empire, il recevait Melles comme un égal. Encore un bon signe. Thayer n’allait pas défier son autorité.

Le général aurait encore tenu sa place parmi ses hommes. Si ses cheveux avaient la couleur du granit, son corps était aussi ferme que la pierre. Les quelques imbéciles qui l’avaient défié en duel n’étaient plus là pour en parler. Ses ennemis et ses amis le comparaient à un loup – ses ennemis à un chasseur insatiable, ses amis à un puissant chef de meute. De fait, il était gris comme un loup, ses dents et son intelligence se révélant tout aussi tranchantes.

Le militaire affichait un sourire amical. S’il était un habile politicien, il avait beaucoup de mal à cacher ses sentiments. Histoire de compenser ce handicap, il agissait souvent par écrit et apparaissait physiquement quand la vérité était de mise.

Le général tendit sa main libre à Melles pendant que le secrétaire sortait à reculons. L’Héritier la serra en répondant à son sourire.

— Par les Cent Petits Dieux, j’espérais bien que vous viendriez me voir avant les autres ! croassa Thayer, une blessure à la gorge lui ayant définitivement cassé la voix depuis sa jeunesse. Félicitations, Melles. L’empereur a enfin choisi judicieusement. À mon goût, Tremane était un peu trop populaire parmi ses hommes.

— Je suis impopulaire au point que vous me trouviez acceptable ?

Thayer sourit.

— Quand le commandant découvre qu’un de ses généraux est populaire, il se demande toujours pourquoi il s’efforce de l’être. Parfois, il s’agit d’un accident, mais souvent, ça n’est pas le cas. Vous, en revanche…

— On m’appelle 1’« Exécuteur de Charliss », alors la popularité est le cadet de mes soucis. Je préfère être respecté.

Thayer leva un sourcil.

— En cela comme en d’autres choses, nous nous ressemblons. L’empereur n’est pas le seul à se soucier de la loyauté de ses subalternes. Je ne suis pas mécontent que Tremane soit hors course. Bien, à propos de ces ordres… Que comptez vous faire ?

Melles évalua la réaction de Thayer avant de répondre. Mais le général semblait aussi content de ces ordres que s’il les avait dictés lui-même.

— Asseyez-vous. (Thayer désigna un fauteuil, et, au lieu de s’installer à son bureau, rapprocha son siège de celui de l’Héritier.) C’est une sacrée bonne idée ! Instaurer la loi martiale provoquerait une révolte. Mais faire intervenir l’armée sans appeler ça « loi martiale »… Les citoyens de la capitale rentreront dans le rang si vous rétablissez l’ordre. Et si vous leur rendez leur ancien confort, ils feront de vous un dieu sans se soucier de vos méthodes.

— Je compte employer le plus petit nombre de soldats possible pour mater les troubles, répondit prudemment Melles. Pas question que les gens se plaignent parce que nous utilisons l’armée contre eux. Les citoyens de l’Empire ne le toléreraient pas. Ces ordres me donnent le commandement de la milice et de la garde de la cité. Je les mettrai en premières lignes et j’utiliserai les soldats comme renforts. Ainsi, j’obtiendrai l’effet escompté sans donner l’impression que l’armée est contre la population.

— Excellente stratégie, confirma Thayer. En province, les gens s’attendent à ce que l’armée déboule pour mettre fin aux troubles, mais les habitants de la capitale se croient au-dessus de ça. Ecrasez les premières émeutes, tuez quelques fauteurs de troubles, et vous n’aurez pas de problème pour rétablir l’ordre. J’espérais que quelqu’un s’apercevrait que nous courons à la catastrophe et ferait quelque chose.

Bien sûr, il n’a pas osé le suggérer lui-même. Charliss se serait senti menacé, et il m’aurait demandé de trouver une… retraite… pour le général Thayer. Ce diable d’homme s’en doutait.

Melles hocha la tête, plus détendu maintenant qu’il savait que le général était son allié.

— Ce n’est pas de notoriété publique, mais il y a déjà eu des troubles, et je m’attends à bien pire quand la nourriture manquera. Si nous sommes prêts – et si nous nous montrons implacables –, les citoyens accepteront nos mesures comme un mal nécessaire.

— Oui, comme nous l’avons déjà dit, donnez-leur à manger et rétablissez l’ordre et ils accepteront tout, lâcha Thayer, méprisant. En quoi puis-je vous aider ? Voulez-vous un régiment spécial prêt à intervenir quand et où ce sera nécessaire, ou… (Thayer marqua une pause, hésitant à s’engager.) Je suis un militaire, donc sans expérience des émeutes, mais…

— Vous avez une idée, l’encouragea Melles, se penchant en avant. S’il vous plaît, j’aimerais l’entendre.

— Nous conservons toujours une communication limitée entre les mages des différentes bases, et vous devez savoir qu’il y en a une près de chaque cité. Je cantonnerai donc une compagnie dans chaque ville. Vous, vous organiserez les miliciens et les gardes à votre convenance. Naturellement, en cas d’émeute, la milice et la garde interviendront, et le capitaine de la compagnie leur offrira son aide. Une assistance que s’empresseront d’accepter les capitaines de la milice et de la garde – entre frères d’armes, c’est naturel. Avec le soutien de l’armée, nous devrions pouvoir écraser n’importe quelle émeute. Puisque je doute que toutes les têtes brûlées de l’Empire se donnent le mot pour fomenter des troubles le même jour, le nombre d’hommes requis n’excéderait pas celui que vous me demandez. Ils seraient sous vos ordres le temps de l’émeute, puis reviendraient sous mon autorité.

Melles se permit un rire sec. Le général Thayer était apparemment un maître dans l’art de tirer parti des failles législatives. Sa stratégie impliquait une interprétation des ordres à laquelle il n’avait pas pensé.

Mais comment aurais-je pu me douter qu’il serait un allié si empressé ?

— Un plan brillant, général…

Thayer eut un sourire qui exprimait autant de détermination que de chaleur.

— Nous sommes donc d’accord… En retour, j’apprécierais que vous fassiez quelque chose pour moi… Il ne s’agit pas de réquisition, plutôt d’une affectation. Et cela reste dans le domaine du rétablissement de l’ordre public.

— Je verrai ce que je peux faire, répondit Melles.

Il s’attendait à ça. Échanger des faveurs était de bonne guerre dans la classe dirigeante de l’Empire. Bien sûr, il ne promettrait rien sans avoir tous les détails, et Thayer le savait.

— Chargez l’armée du transport des marchandises. (Le général regarda Melles dans les yeux.) Actuellement, ça se fait dans l’anarchie, au seul profit des charretiers. L’armée en souffre, comme les citoyens. Réquisitionnez les charretiers, enrôlez-les de force, soumettez-les à l’autorité de l’armée, et nous éliminerons la cause de beaucoup d’émeutes. Tout le monde sait ce qui se passe, et chacun sera heureux de voir la Guilde des Charretiers recevoir la monnaie de sa pièce. Les citoyens en ont assez des profiteurs, et moi aussi.

Et ce sera à votre tour et à celui de vos officiers de faire du profit.

Melles n’était pas dupe, mais Thayer avait raison sur certains points. Aujourd’hui, les transports étaient risqués, et les bénéfices des charretiers frisaient l’obscénité. L’armée serait plus efficace et elle se servirait moins au passage. Une émeute avait déjà éclaté à cause du comportement des charretiers, et une maison de leur Guilde avait été incendiée.

Personne ne pleurera si j’enrôle ces gens avec leurs bêtes et leurs véhicules.

Mais cette affectation cadrait-elle avec les ordres que lui avait donnés Charliss ?

Il déroula une de ses copies et la parcourut rapidement sous le regard de Thayer.

— Je crois que ces ordres me confèrent l’autorité requise, dit-il enfin, sachant que l’empereur s’en ficherait aussi longtemps que personne ne se plaindrait. (Et comme Thayer aurait toutes les raisons d’étouffer les plaintes…) Quand je ferai distribuer des copies des ordres originaux, je veillerai à y ajouter cet amendement.

Le général sourit, satisfait.

— Je vais mettre mes mages au travail, promit-il. Dès demain soir, les compagnies auront été choisies. Le lendemain, je les ferai emménager dans des casernes, à l’intérieur des villes. Ne vous inquiétez pas. J’ordonnerai de choisir des hommes équilibrés, qui ne paniqueront pas et ne tueront pas sans en avoir reçu l’ordre. J’enverrai des capitaines qui ont toutes les raisons de maintenir la paix, pas des sadiques avides de fendre des crânes.

L’efficacité militaire, pensa Melles avec une pointe d’envie. C’est si beau à voir…

— Mes ordres transiteront par signaux, parfois par courriers, mais ils atteindront les confins de l’Empire au plus tard dans deux semaines. Ce sera un plaisir de travailler avec vous, commandant…

Melles se leva et tendit la main. Thayer la serra fermement.

— Un plaisir partagé. Ah, je préfère un homme comme vous à ces nobliaux effarouchés !

Le général raccompagna son visiteur à la porte. Melles comprenait ce qu’il voulait dire. Plusieurs candidats possibles à la couronne d’Héritier étaient totalement dépourvus d’imagination. Peu d’entre eux auraient vu venir les émeutes qui ne manqueraient pas d’éclater.

— Rappelez-vous : nos actions doivent rester discrètes, afin que les sujets de l’Empire soient toujours heureux de voir les soldats.

Thayer acquiesça puis ouvrit la porte de l’antichambre.

— Parfaitement. Je vais rédiger mes ordres spéciaux. Vous me ferez connaître votre opinion. Grevas, dit-il à son secrétaire, raccompagnez l’Héritier.

« Seigneur Melles, merci d’être venu en personne.

— Ce n’est rien… Je suis content que nous ayons pu nous entendre si rapidement.

Le secrétaire s’inclina profondément et s’empressa d’ouvrir la porte au visiteur. Melles le remercia, puis retourna dans le couloir glacial en songeant qu’il n’avait pas perdu sa journée.

Et maintenant ? Donner l’ordre de réquisitionner la nourriture, si nécessaire – et ça le deviendra. Puis celui de réquisitionner les bêtes et véhicules des domaines, et de les remettre à l’armée. Comme prendre à un fermier son unique cheval ne serait pas productif, il faudra fixer des règles. Je mettrai un de mes secrétaires sur la question… Mertun – il était fils de fermier.

C’était assez pour le moment. Trop d’ordres d’un coup risquaient de perturber les esprits.

Et je dois consolider ma position personnelle.

Pour cela, il lui suffirait de donner les bons ordres à ses agents. As agiraient promptement et lui rapporteraient les informations dont il avait besoin. La danse du pouvoir, au sein du Conseil et à la cour, exigeait que toutes les bouches lui sourient et lui débitent des compliments. Seuls les actes ne mentiraient pas, et ses espions découvriraient ce que les bouches disaient en privé.

De plus, Thayer lui avait livré une information capitale. Si l’armée pouvait communiquer grâce à ses mages, ça signifiait que la magie fonctionnait jusqu’à un certain point.

Il s’agit sans doute de sorts à durée limitée… Oui, ce doit être le secret. Enfin, à condition d’avoir les pouvoirs nécessaires. J’ai des pouvoirs… et plus d’un mage à mon service. Mais je n’avais pas pensé à utiliser beaucoup de puissance pour atteindre de petits objectifs. Au fond, ils ne sont peut-être plus si petits…

Il se hâta de gagner ses nouveaux appartements, devant lesquels se tenaient ses propres Gardes Impériaux. Ils ouvrirent la porte, et Melles fut accueilli par ses serviteurs, qui l’entourèrent aussitôt, excités et un peu craintifs.

Il les renvoya presque tous. Ses nouveaux appartements étaient semblables aux anciens. Mais les pièces étaient plus grandes, le mobilier plus luxueux, et la suite mieux située. Pendant qu’il s’entretenait avec l’empereur et le général, ses serviteurs avaient fait disparaître toute trace de l’ancien occupant et réussi à donner l’impression que leur maître avait toujours vécu ici. Ses tapis couvraient le sol, ses tapisseries et ses cartes étaient accrochées aux murs, ses livres reposaient sur les étagères et sur les tables.

Il se dirigea vers son bureau pour ébaucher les articles qui devaient être ajoutés aux Ordres Impériaux. Quand il eut fini, il tendit ses brouillons et les quatre Vélins Impériaux à son secrétaire.

— Occupez-vous de ça… et demandez à Mertun de préciser les conditions requises pour exempter un homme de céder sa charrette et son attelage.

Son secrétaire s’inclina et sortit.

Alors, Melles se détendit. Le jeune homme veillerait à ce que trois copies arrivent entre les mains des clercs, qui se chargeraient de faire circuler les informations. Il garderait la dernière, qui servirait de référence.

Melles gagna sa chambre. Comme elle était meublée et disposée à l’identique de l’ancienne, il put presque se convaincre que rien n’avait changé.

Presque.

C’est parti. J’ai déclenché l’avalanche, et plus rien ne pourra l’arrêter.

Il permit à un valet de lui retirer son manteau de satin brodé et de lui enfiler une robe plus confortable. Peu après, il s’installa près du feu, avec de la boisson, de la nourriture et un livre posés sur la table, près de lui.

Le regard perdu dans les flammes, il se découvrit à la fois amusé et étonné par ce qui lui était arrivé. Une journée pleine d’imprévus dont il se souviendrait longtemps.

Mais elle n’était pas encore terminée. Melles sonna son valet. Quand l’homme apparut, il lui murmura la phrase qui lui signalait de contacter ses agents et de les faire venir un par un.

Il faudra que je voie aussi mes mages… Si l’armée peut utiliser la magie de communication, nous le pouvons sans doute aussi.

Une idée lui vint à l’esprit. Bien qu’il fût hors de question de se venger de Tremane maintenant, il pouvait quand même essayer de savoir ce qu’il mijotait. La vision à distance comptant parmi les formes de magie à durée et à portée limitées, il réussirait peut-être à en apprendre suffisamment pour être averti d’un éventuel danger pour l’Empire.

Il sirota son vin épicé en attendant le premier agent. Non, même s’il le souhaitait ardemment, il ne pouvait pas disposer de Tremane. Mais il ne devait pas l’ignorer pour autant. Et dans le genre de guerre qu’il livrait, l’arme la plus puissante était l’information.

Pour lui, l’heure avait sonné de l’utiliser – avec plus d’adresse et de finesse encore que par le passé.

Au coeur des tempètes
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